L’île aux dames

PAUL

– Pff… C’est le temps… Un temps pareil en plein été, forcément ça ramollit les nerfs… ça vous fait une tension de baromètre dépressionnaire…
J’observe Maurice, son regard tourné vers le feutré du large. Quel âge peut-il avoir maintenant ce vieux de ma jeunesse quand déjà les ados de la maison me font dégringoler les marches du piédestal où ils m’avaient mis enfants. Maurice, un corps trapu aux jambes arquées, une peau dense, basanée et flétrie comme une pomme de garde, puise l’assentiment invisible que seul un vieux loup de mer est en droit de recevoir de l’horizon.

J’observe Maurice parce qu’il est un des derniers spécimens de sa génération et puis, sans doute aussi parce que je n’ai rien à dire. Parce que cette discussion traîne depuis trois semaines chaque jour avec chaque estivant et que ma foutue nature est du genre snobinard en ce qui concerne la culpabilité déguisée sous le bavardage.
Coupables, du bon côté du monde, bien sûr. Des caprices climatiques, sûrement.

Mais Maurice c’est autre chose.
Les autres ressemblent aux autres. À se retrouver chaque été de générations en générations avec un plaisir commun de recommencer les mêmes activités, forcément, on finit par se ressembler.
Si seulement ça s’arrêtait là.
Si seulement les autres d’ici ne ressemblaient pas aux autres d’ailleurs, une petite fierté chauvine se glisserait avec attendrissement dans ma contemplation et qui sait si cela ne ferait pas de moi quelqu’un de meilleur.

Maurice me dévisage.
Je ne sais depuis combien de temps il a délaissé le large ni s’il peut lire en moi avec autant de clairvoyance.
Sans doute que oui puisque son absorption à mon égard est égale, ponctuée enfin par un large sourire partiellement édenté qui lui donne un air de jouvenceau ratatiné.
– Eh pourquoi que tu trouverais ici ce qui te manque chez toi, hein ? !
– Et pourquoi pas ? Lui réponds-je d’un air las, comme un réflexe d’enfant, sans saisir réellement la question.
Maurice secoue lentement sa tête de gauche à droite, hausse ses épaules dans un soupir de renoncement, le regard mi-piteux, mi-sévère me renvoyant à la balle aux prisonniers de mes dix ans
– Pouah ! agite-t-il de la main avant de me planter là.
Un peu surpris, et pas vraiment, mon regard suit vaguement le dos maigre s’éloigner nonchalamment, à peine chaloupé par le contact de ses pieds nus sur les graviers de la promenade qui longe le front de mer.

Les vacances.
Sans doute aurais-je dû me barrer à l’autre bout du monde, me foutre la tête à l’envers, me donner l’illusion d’avoir fait un vrai break au lieu de revenir là chaque été depuis quarante ans comme un con.
C’est pire.
Chaque fois, j’ai l’impression de rejouer un vieil air avec le même espoir absurde d’y retrouver les sensations de ses premières écoutes.
Et chaque fois même rengaine. L’usure.
Même la désillusion perd de son amertume.
Vacances. Quand on a tout foiré, que la réussite des autres n’évoque aucune envie, que la liberté et le repos, on en jouit à son aise tout au long de l’année, qu’est-ce qu’on en a à foutre que la pluie vienne contrarier son petit mois d’août de bord de mer ?

(…)

HÉLÈNE

L’être humain pue dans l’eau.
Une odeur carnassière aigre et âcre qui jure avec celle du fer oxydé de la vase.
Ici, la mer est opaque.
Chaque brasse remue à l’aveugle une matière blanchâtre, inquiétante, prête à vous engloutir sans espoir de réapparition.
Pudique, cette mer. La baie lui confère ce caractère doux et lacté de celle qui cache ses habitants sous un air circonspect. Elle n’a pas comme celle d’Oléron, plus au large, l’arrogance des grandes crêtes de vagues bleues transparentes. Ce tempérament puissant, rageur, de celui qu’on hélerait instantanément océan.
Non, ma mer, cette masse onduleuse marronnasse m’enduit d’humilité et me berce en son ventre à chacun de mes passages.

Chaque jour, munie de mes palmes à l’heure pleine de marée, j’y entre d’une traite, poings et dents serrés, cerveau en veille, combattant la fraîcheur rebutante par la méthode automate.
Et me voilà, en moins de vingt secondes, glissant au large en un crawl endiablé jusqu’à mon point de départ, une des bouées jaunes du chenal.

Déjà plus réchauffée, j’entame mon heure quotidienne de natation à coups de huit longueurs de plage.
Peu nagent d’un bout à l’autre de cette façon. Les gens préfèrent s’enfoncer vers l’horizon, souvent jusqu’aux pontons amarrés de chaque côté de l’anse. Ils y grimpent, s’y arrêtent, y bronzent ou s’y enduisent de vase puis plongent pour revenir au rivage.
Périmètres assommants qui me voient passer du dos papillon au crawl pour moins de collision.
Ma perpendiculaire. Voilà ce qu’ils me sont.
Une perpendiculaire fétide qui suinte l’huile en surface par nappes chatoyantes. Je ralentis, les laisse passer mollement puis dégage le plus vite possible en allongeant chacun de mes mouvements.

Une fois mon souffle trouvé, je m’efface au fur et à mesure, la mer me porte et j’entre en elle. Je ne suis plus moi, ni autre, même plus un homme, à peine une femme.
Une habitante presque nue, flottante, intrusive, animale et marine, des écailles plein la peau et un détecteur de viande fraîche en guise d’odorat.
Guidée par lui seul lorsque loin des deux pontons, en périmètre peinard, je m’abandonne au dos papillon.

Mon corps ondule des palmes à la tête, tordant mes abdos, jetant dos et bras en arrière pour que renaisse l’impulsion de mes palmes vers ma tête comme une aula maritime personnelle. Ode à toi, Yemanja ! Déesse mer ! Une pluie d’applaudissements que nos éclaboussures à chacun de mes abandons !
Des confettis de perles étincellent par-dessus mes paupières avec pour complice, le ciel, prolongement aérien et serein de la matière tendre et fluide.
Que la terre et le feu s’embrasent, vous, vous êtes dans l’aveu d’un secret qu’on pénètre.
Et puis soudain, l’odeur !
Chambre froide de la boucherie Bicho ! Offense à mes branchies délicates !
Panneau imaginaire de signalisation STOP !
Mammifère humain de sexe masculin à deux brasses Nord ! Risque d’impact ! STOP ! Immobilisation ! Position verticale !
Monsieur dos crawlé en perpendiculaire droite passe son chemin sur le dos sans même me remarquer. Pouah ! Déjà plus tolérable qu’un mammifère humain de sexe féminin.

En repassant sur le ventre en crawl, je m’interroge sérieusement sur cette habitude qu’ont ces dames de se vaporiser pour venir à la plage. Si seulement elles savaient à quel point leur odeur mêlée à celle de l’argile invite à la nausée ! Des bribes, soudain, de mondanités parisiennes défilent sous mon front, importunes.
Petites jouissances d’achats de grandes vitrines.
Peines perdues aux miroirs sous les masques d’éternelle jeunesse, figés et calibrés par la plus infantile des dictatures. Marquer son temps sans qu’il nous remarque pour finir en cliché “unique”
Aubes ruinées au Ruinart avec, dans le retour en taxi, la satisfaction d’avoir été une des bougies du gratin, sans voir les flaques de cire sur le tapis du carrosse.
Cocottes Chanel au théâtre du Châtelet à la mise en scène “divinement subversive” tellement moins, cependant, que les efforts de dissimulation du désespoir qui suit les contes d’antan bredouilles.
Débats sans faim des vernissages. Et sous les loups des avis boulimiques, de leurs gerbes esthético-intellectuelles, l’anorexie d’un écho potentiel à son propre univers. Mais que pourrait-il être, cet univers, lavé des traits si laborieusement esquissés pour s’affranchir homme moderne à la pointe de… ?
Que ne leur jetterais-je la pierre, elle me ricocherait dans l’œil en quelques bons. Mais après tant d’application – comme autant de coups de coals dans l’eau- qu’une seule envie. Végéter dans sa poisse des jours durant, avec pour seul bain quotidien celui d’une mer vaseuse, soupline naturelle du cuir corporel.
Paréo de journée.
Sarouel du soir.
Le cheveu coagulé.
Et la transformation progressive de la poule en morue. Qu’on est bien quand on baigne dans le silence de son jus, loin des caquètements à plumes !
Et quand le formidable se mue en informel pour finir informe, laissant pantois les vacanciers… STOP !
Poularde avariée de la boucherie Bicho, trois brasses sud ! Immobilisation ! Position verticale !
Madame brushing impeccable, rouge à lèvres Guerlain, en perpendiculaire gauche, brasse, nuque rigide, avec un air de pince à crabe. Pouah !

(…)

L’ILE AUX DAMES

Hélène débarqua aux dames vers quinze heures sans savoir ce qui l’y conduisait précisément. L’idée de Paul l’encombrait et elle se concentra sur celle de la désuétude.
L’île recelait ce charme mystérieux, imbroglio d’histoires et de sites naturels. Nul n’ignorait la légende sulfureuse des prostitués, leur destin tragique. Durant la haute saison, on pouvait désormais, aux heures ouvrables, visiter quelques bordels clandestins restaurés.
D’autres parcours menaient aux forts, remparts, douves et poudrières, dressés, plus solennels aux quatre coins de l’île.

Hélène flâna un peu dans le bourg aux rues pavées, aux maisons basses, leurs volets colorés, leurs toits de vieilles briques mouchetées.
Des roses trémières frayées à travers les pierres, diverses et alignées.
Un vélo pour trois semis.
Une remorque pour trois vélos. Pas de voiture, quelques calèches à touristes sur l’esplanade, et sous les sabots des chevaux, entre les dalles, des touffes d’herbes folles.

Hélène passa d’une échoppe à l’autre. Matériel de pêche, plats en terre cuite, guêpières, graines de roses trémières, fleur de sel, attrapes rêves, soieries, luths et flûtes de pan, canotiers, canons côtiers miniatures, antiquités marines…
L’histoire de l’île, compressée, là.
Une galerie de coquillages fermait l’allée commerçante à gauche, un prieuré moyenâgeux à droite.
Après le bourg, Hélène traversa une porte à pont-levis et déboula sur une vaste plaine quadrillée de marais salants, côté mer.
De l’autre, un âne broutait la lande en bordure d’un écran champêtre de hautes fougères, ronces, lauriers, bignones et chèvrefeuilles enlacés, laissant à peine apparaître le sentier qui menait aux champs.
Au bout de la plaine, un sous-bois de pins, leur fraîcheur résineuse, leur odeur poivrée, tonique, collante, indissociable de celle du large.
Quelques parcs à huîtres entre pins et plage. Et le chemin côtier, tournant pour disparaître dans la pointe d’une falaise.
Hélène l’emprunta en pensant au village colonial brésilien de Parati, aux plaines d’Irlande, à la forêt de Fontainebleau, aux falaises de Capri et aux criques de Corse. Autant de paysages compris dans une île dont on faisait le tour en une journée. Les dames avaient tout compris. Le métissage ici, affaire de nature.
Hélène avait nagé le matin, des images de Paul et Jules, enfants, dansant sous les vagues.
Et elle s’était lavée, parfumée, vêtue d’une robe à fleurs. Juste pour la désuétude.

En descendant le sentier de la vieille bicoque, les coups de marteaux retentirent au bout du ponton. Nulle trace de Maurice. Ni au jardin, ni dans la maison.
Hélène hésita puis décida de l’attendre dans le hamac tendu dans un coin.
Les coups de marteau cessèrent et Paul apparut quelques minutes plus tard, torse nu, traversant le jardin sans voir la jeune femme.
Il entra dans la maison basse par la cuisine, sifflotant un air qu’Hélène connaissait sans parvenir à mettre un nom dessus.
Saisie d’appréhension, elle se recroquevilla et voyant Paul ressortir, tourteau fromager et verre dans chaque main, ferma les yeux, priant pour qu’il s’en retourne aussi vite.
Le son métallique du fer forgé l’inquiéta. D’un coup d’œil, elle distingua Paul, confortablement installé à une table, goûtant devant son journal, face à elle.
À se concentrer sur sa respiration pour faire le moins de bruit possible, Hélène en vint à suffoquer. Si Paul avait eu un tee-shirt, elle aurait déjà mis fin au supplice en s’indiquant à lui mais le contact de ses yeux sur sa peau nue, éveilla en elle le souvenir de leur nuit passée. L’alchimie de leurs corps, l’odeur sucrée, la douceur de ses gestes.
– Hélène ?
Et merde ! Se dit-elle en sortant la tête du hamac.
– Salut…
– Ça fait longtemps que tu es là ?
– Je ne sais pas… Je crois que je me suis endormie… Quelle heure est-il ?
– À peu près quatre heures… Maurice est allé voir quelqu’un, il ne devrait pas tarder. Tu veux de la citronnade ?
– Euh… Merci, oui, je veux bien…
Paul avait bondi de sa chaise, se précipitant dans la cuisine pour se désamorcer. Il savait qu’Hélène devait venir mais ne s’était pas attendu à la surprendre ainsi. Encore moins à se retrouver seul avec elle.
Jamais il n’avait coupé de citrons avec autant de soin. Il fallait qu’il y retourne, qu’il parle, qu’il soit aimable. Il l’avait promis à Maurice. Curer la merde. C’était l’année.
– Tiens, j’ai mis des glaçons… Tu veux une part de tourteau ?
Hélène, assise à la table, accepta, un peu perplexe de la sollicitude de Paul. Cent ans s’étaient peut-être écoulés depuis la veille.
Son esprit moulinait pour court-circuiter la vue du torse, la tension du malaise, le bouillonnement des non-dits.
– Il paraît que tu quittes Paris pour t’installer ici ?
– Oui, le menuisier prend sa retraite…
– Et t’as pas peur de t’ennuyer après Paris ?
– Je m’y faisais chier un max alors… peu de chances que ce soit pire…
Hélène croqua dans le tourteau fromager par contenance, l’estomac noué et le regretta aussi sec. La croûte noire avait tendance à s’incruster entre les dents.
– Alors… Le carrelet de Maurice avance ?
– Oui, plus qu’à poser la porte, un coup de peinture et il sera comme neuf… Y a deux trois planches du ponton à consolider aussi mais je pense que d’ici trois jours, ça devrait le faire… Et toi, je ne savais pas que tu venais d’Yves…
Pour le savoir, se dit Hélène, encore aurait-il fallu s’intéresser un minimum.
– Ma mère vient de là, elle est revenue y vivre après son divorce pour s’occuper de ma grand-mère. Moi j’ai grandi à Paris mais je viens à Yves depuis toujours.
– Humm… Et tu fais quoi ?
– Je suis designer free lance.
– Sans dec ? !
Paul observa Hélène pour la première fois.
La veille, dans la cuisine de Maurice, avant de la reconnaître, il l’avait prise pour une fille de marin pêcheur, une parente de Jo. Ensuite, il avait évité de l’envisager, ruminant l’irruption indésirable d’un passé qu’il tentait de tondre.
Elle n’était pas mal, finalement, plus soignée que la veille où elle lui avait paru insipide, les cheveux sales, planquée sous des vêtements informes.
Designer parisienne. Après tout pourquoi pas. Elle avait de la croûte noire entre les incisives.

Le franc étonnement de Paul irritait Hélène. Pour qui la prenait-il ? Elle décida de ne plus faire le moindre effort. Il était bel et bien le connard arrogant de l’époque. Les hommes étaient décidément trop cons.
– Tu veux venir voir ?
Paul s’était levé, son torse à hauteur d’yeux d’Hélène qui se sentit légèrement rougir à l’idée que Paul l’invitait à rencontrer son anatomie.
Elle leva vers lui son visage incrédule.
– Le carrelet… Il faut que j’y retourne.
– Oh… oui… enfin non, je ne vais pas t’ennuyer. Je verrai quand il sera fini
– Dac ! Je te laisse le journal… À toute !
Hélène regarda le dos large et doré de Paul s’éloigner.
Bon sang, ce qu’elle était grave !
Elle ôta ses lunettes de soleil pour y observer ses dents, ce qui la déprima profondément. Puis ayant fait disparaître le charbon de son sourire, haussa les épaules pour se plonger dans un article sur les projets de prospection annoncés par Moscou à l’encontre du traité de l’Antarctique.
Celui-ci visait à faire du continent blanc une réserve naturelle dédiée à la paix et la science. À l’heure des menaces environnementales, voilà que certains gouvernements poursuivaient leur course effrénée aux hydrocarbures, privilégiant comme toujours des solutions d’urgence en réponse à la crise des dettes souveraines, sans penser au long terme.
Hélène soupira.
L’histoire était toujours la même quelle qu’en soit la sphère.
Elle replia le journal, convaincue que son salut tenait dans la frivolité des plumes d’autruche.

(…)

Vertige d’un intestin en fleur

IDENTITÉ

Des gouttes donnent au carreau de ma roulotte un air sale. L’opacité d’octobre s’inscrit au loin, promesse connue et tant redoutée de l’hiver. Vide ?

Bientôt, la nuit, le froid, la nudité des branches – frileuse mélancolie d’une double épaisseur de chaussettes dans laquelle on ne veut pas entrer.

Novembre surtout, la floraison qui pique du nez sous la purée de pois cassés et la perte des anciens repères.

Que suis-je sans la colère, livrée sans protection au plomb – vanité d’un combat du monde perdu d’avance – avec la certitude pourtant de s’en relever ?

TIC TAC, me voilà devenue tambour. Ma peau tendue, agrafée aux rebords d’un espace dépeuplé.

Je ne sens plus Pikaïa. Solide, concave, j’encaisse.

L’absurdité résonne au rythme des cycles qui se renouvellent sans plus savoir à laquelle de mes vibrations me fier. Plus celle que j’étais, pas encore celle que je devine.

Mon identité en cocon, intermédiaire, décalée entre le bouleversement interne et les vieilles habitudes malhabiles. Cet arrangement dément de ne se reposer sur personne et de prendre tout en main quand je ne sais plus, là, quoi faire de ma couenne.

Pikaïa…As-tu donc eu tes ailes ? En pleurs dans ma roulotte, m’investis-je pour la première fois ? Penchée sur des légumes que j’épluche en une ratatouille familiale qu’il me faudra congeler par lot de cinq, que sais-je ?

Mon intuition qui, jusque là, m’aiguillait, fidèle, s’est plantée au cœur du sujet. Solitaire désaffecté que personne ne porte.

La tribu de mes petits frères et sœurs me manque. Sais-je me laisser aimer au-delà du maternant ?

Je m’échappe, automate, sur cette ratatouille aberrante, avec au fond, le pressentiment d’être de plus en plus, depuis quelque temps.

L’adage veut que l’homme ne change pas, qu’il reste tapi dans le fond de lui-même pour le transpirer sur ses proches et ses habitudes. Par quel miracle, Pikaïa m’avait-il choisi, lui qui chamboulant puzzle et espace temps, avait amené mon énergie à irriguer des sentiers jusque là défendus.

Désirs et sentiments à distance, la libido s’emparait des territoires de l’esprit. Fantasmes et raison se cédaient poliment la place, l’instinct indéfectible, incorruptible, sans pollution irrationnelle des émotivités maladives. Le tout, bien compartimenté.

Là, plus la moindre maîtrise et le chaos. Mes sens et mon esprit égarés dans une dégustation nouvelle. J’ai enfilé les bras, passé la tête, et la féminité toute neuve, permise, est tombée sans un pli sur l’ancienne dure à cuire.

Embarrassée, mes mains au fond des poches caressent, du bout des doigts, douceur et sérénité s’étirant tel un chat.

Est-ce moi ? Ce devenir, investissant chaque jour et à chaque jaillissement, quelles que soient les miettes de mes résistances, celle que j’apercevais parfois dans les instants de grâce.

Et ces émotions qui me dépassent, ces sentiments, pourtant ô combien apaisés, me rendant folle au point de sangloter sur l’absence de poésie dans le monde devant une casserole pleine, ces moments de nausée qui reviennent par mégarde au détour d’un métro bondé raté, ne sont que l’apprentissage encore de cette nouvelle identité dans laquelle je m’inscris.

J’observe, dépossédée d’un moi à la volonté totalitaire, consciente de mes médiocrités, redevable des banalités, totalement submergée. Confiante pourtant, je crois. Indifférente peut-être, qu’en sais-je ?

Je subis, rien d’autre à faire.

Pikaïa me manque, même si de sa disparition, sacrifice étonnant, m’apparaît inédit, crucial depuis la bulle, le besoin de réconfort auprès des miens.

L’idée même de la marche, ces longues promenades sans but,  portant ma solitude, si fière, à bout de jambes, m’est insurmontable.

Vagabonde, seule cette liberté me comblait, sans attache ni argent. Au-dessus des lois, des hommes, si loin des préoccupations routinières et avilissantes, de ce confort, fossoyeur d’effort, avec pourtant ce luxe, mon gros bloc de pierres, Fouras et mes segments temporels.

Dix jours, trois semaines, deux mois, bercée par les attentions nourricières de ma grand-mère. Petite fille, gâtée et ingrate, obsédée à l’idée de cette perte. En profiter en dépit du bon sens, à outrance, cigale là, et tant pis pour le reste.

Lasse, cette fois, d’avoir pour seule loi, celle de la nécessité.

Perplexe, d’avoir pu barricader ma tendresse sous la dette. Comme si dans le fond, je m’étais faite pute de mes propres affections sous couvert de ne pas l’être. Sans autre exigence que celle de la respiration, croyais-je. Si dupe de mes inspirations emplies de nature morte tandis qu’elles se gonflaient des êtres.

Faire la part des choses. Sacré concept.

Depuis Pikaïa, je croyais que si chacun se décortiquait pour capter et comprendre le fond de sa marche, le monde se déparasiterait du plomb – médiocrité, faux-semblants, projection – qui empoisonne les relations humaines.

Trouver son mode d’emploi au quotidien, l’acceptation de sa part noire comme évidente, sans barrière morale ni refoulement. L’animal en soi assumé dans le recul de ses codes culturels pour l’appliquer aux autres.

Se savoir pour ne pas se tromper sur le choix de son partenaire, découvrant des années plus tard qu’il n’était qu’un palliatif de ses incapacités.

Jusque là, j’étais idéaliste et peu fixée sur les détails du monde dont la politique me ramenait toujours vers cet intime en connexion avec l’universel. Force est de constater que le monde ne tournerait pas mieux si chaque homme passait des années en veille pour tenter de renaître meilleur.

Philanthrope maintenant ?

En pleurs sur cette saleté de peau gluante et collante de courgette, mes épaules se haussent et se gaussent de ma mauvaise foi – miette de résistance.

S’acharne-t-on à éplucher sa misanthropie le plus justement possible, sans philanthropie ?

Je ne sais plus où aller, en proie à l’irrationnel le plus complet. Est-ce donc cela être femme ? Privée de tout sens de l’orientation ?

SEXE & ROLL

Le givre de janvier glisse sur Paris une aube de jeune vierge.

J’ouvre un œil sur le ciel blanc, le referme. Victor sous ma couette, son ventre chaud qui palpite endormi au creux de mon dos. Son souffle paisible sur mes cheveux. Et mon corps à peine éveillé qui en veut encore au corps de Victor.

Mes fesses se dandinent, langoureuses, contre sa panse et je me retourne lentement. Mes seins contre son torse. Son souffle encore somnolant. Mes doigts contournent ses tétons un peu, descendent, tracent une ligne invisible jusqu’à son membre qui se cabre sous ma paume en plusieurs impulsions. Mon désir enfle avec le sien. Du bout des doigts, je suis le tracé de ses testicules, les veinures dans le plissé de leur peau molle et délicate, et reviens vers son pénis devenu dur comme de la pierre.

Le vertige descend comme chaque fois de ma poitrine vers ma vulve en passant par le ventre.

Un orchestre souffle une mélodie entre les lèvres de mon pubis. Ça gonfle, ça se soulève et ça s’humidifie sous la toison. J’ai faim de peau de soie sous ses yeux encore clos.

Ma bouche descend, suivant le même cours que mes doigts quelques instants plus tôt. Ma langue lèche son gland enflammé, en titille l’orifice, puis mes lèvres l’absorbent, le tètent, l’aspire jusqu’à le faire disparaître au fond de ma gorge. Victor s’éveille en un râle et sa main caresse le va et vient de mes cheveux. Au bord de sa jouissance, ma bouche remonte lentement, mes lèvres claquant au sommet. Je me retire, l’observant, un sourire provocant. Je me hisse jusqu’à sa bouche, l’odeur de son sexe dans la mienne. Il m’embrasse, s’apaisant, ses mains parcourant mes seins, mon ventre, les replis de mon intimité, puis y enfonce enfin son pénis pour la danse.

Le monde, le temps, le vide ont disparu. Plus rien d’autre n’existe que la transe, l’alchimie sensuelle, ses mains, sexuelle, la vague qui se retire et celle qui se présente, démente.

La femelle jouit. Elle le chevauche maintenant, fière, ébouriffée du désir assumé qui consume le plaisir. Ses hanches ondulent. Les mains de Victor agrippées à ses seins. Elle jouit encore. Et Victor se répand. Repus, ils se recalent, leurs deux corps s’épousant dans un emboîtement improbable. J’en tremble de tous mes membres.

Le sexe sent l’océan. Je me rendors à flan de panse.

Le givre de janvier fond lentement et Paris se dévoile sous la pucelle. Ses trottoirs courent le long des pierres, des gorges, des ponts et des passants jusqu’à la porte cochère d’Harpo dans le dix-huitième. Des livres anciens emplissent en pagaille son salon et déjà, sa voix me conte l’histoire de la couverture en chevreau d’un, le grain des pages, l’odeur de l’encre travestie, le tirage rare.

Et ses doigts fins caressent tendrement les gravures, ses grands yeux verts chantant comme des perles de rosée accrochées aux herbes folles.

Et je me laisse bercer, callée dans le cuir d’un fauteuil club, envahie des siècles époussetés par le timbre grave et enjoué d’Harpo. « Une couverture en peau de bébé mort né… Et oui ma belle ! Quand l’objet et le sujet ne font qu’un, on atteint des degrés insoupçonnés d’ironie ! L’art et la vie compris dans un livre cinq fois centenaire ! »

– Hum… Un peu dégueu quand même, non ?! Dis-je avec une mine de dégoût apparemment réjouissante, Harpo éclatant de rire.

– Ah ! Ce n’est pas comme ça que t’envisageais l’humanisme, hein ?! Un peu de thé au jasmin ? Pousser l’art dans le recyclage humain… Hum… Du dadaïsme avant l’heure… Mais ça se tient… On sortait du barbarisme moyenâgeux alors tant qu’à refoutre Dieu en place pour un anthropocentrisme réfléchi, autant y aller franco, moi je dis… Après tout, l’art n’est pas autre chose qu’une quête de pureté… Et qu’y a-t-il de plus pur qu’une peau bien tendre de nouveau né déjà refroidi ?!

Et le rire d’Harpo envahit tout l’espace, irrespectueux, extrême, violent.

Et son salon devient caverne, et des ombres monstrueuses dansent sur les pans de sa bibliothèque.

Et sa nudité, à Harpo, prend tout son sens derrière le tapis aux lions. Parce qu’elle vous reçoit nue, un peu comme on déclare la guerre à Dieu. Une enveloppe bulle, sa chair qui se répand, fière, généreuse, matelassée d’une obésité étonnamment belle qu’elle entend exposer crûment. Le gouffre, la colère, elle en sait un rayon, au point bien sûr, d’en être illuminée.

De ce double genre, Harpo, dont l’énergie démente investie chaque recoin de l’ambivalence, tout comme du deuil naît ardente, l’exigence charnelle de faire l’amour encore et encore.

– Hum… Une quête de pureté ou de vérité ? Demande-je, sans trop savoir pourquoi, puisque de cet air là, je connais la cadence.

Et d’ailleurs Harpo me sourit, et dans celui que je lui rends, se trouve le point de rencontre entre la forme et le fond.

Ce fameux point à l’horizon, là, en sonde. Je soupire, soudain écrasée du combat gargantuesque que ni elle, ni moi, n’avons choisi, mais dont je crois, nous sommes fières, parce que nous l’honorons, jour après jour, fidèles à l’entreprise de démolition et de construction qu’est la vie.

– Ouhhhh ! Toi, t’es en train de te faire avoir par ces trous du cul de sophistes ! Me balance-t-elle soudain, notre amitié à livre ouvert.

– Et bien… Où commence et où finit la responsabilité de l’artiste ? Le pas entre son besoin viscéral, égoïste de créer et le sacrifice de son être à une œuvre généreuse et utile à l’humanité… Et par quoi cela passe-t-il ?

– Tu sais ce que disait Gautier ?… Il avançait que tout ce qui est utile est laid et que le vraiment beau était ce qui ne pouvait servir à rien…

Soudain une immense tristesse m’envahit et c’est tout mon visage qui dégouline sur mon idéalisme.

– Merde Harpo ! ça c’est ma conception de l’amour, pas de l’art !

La mine d’Harpo se décompose, ses sourcils se froncent jusqu’à n’en être plus qu’un et c’est un tremblement de rage feint qui s’en empare.

– Alors tu vas me faire le plaisir de cesser immédiatement ! Donner sans rien attendre, c’est ça ?! Le côté Sœur Emmanuelle, ça commence à bien faire ! Alors quoi ? L’amour perdrait de son intensité parce qu’il répondrait au besoin de se sentir vibrer dans le retour de l’autre ?! Mais l’amour est utile, ma belle ! Cesse d’aimer les hommes comme une mère nature, bon sang ! Comment peut-on être aussi exigeante et ne rien exiger des hommes enfin ?!

La vieille dame et l’enfant opinent d’un seul chef, applaudissant Harpo avec une vitalité étonnante.

Dieu que je l’aime, Harpo ! Elle s’était mise à la table des géants à quatre ans, dévorant la géopolitique, les cassoulets, l’histoire, l’alcool, l’art, les sadiques, les couscous, la littérature, les masochistes, la philosophie, les sangliers, l’architecture, les drogues, la mécanique quantique, les voyages, la musique, les fétichistes, l’anthropologie, les partouzes, la phénoménologie, les régimes, les sciences… Et elle avait vomi une encyclopédie.

Et aujourd’hui, elle vous recevait nue, s’affichant comme une performance, poussant l’art actuel dans ses retranchements. Parce qu’il était à l’image des hommes, de l’époque et du globe. Etriqué. Pourrissant. Si la terre avait fait cent fois sa taille, alors peut-être qu’Harpo se serait rhabillée. Pourtant, elle n’en voulait à personne, sa générosité le lui interdisait et je n’aurais su dire à quel point elle se détestait ni à quel point elle s’aimait.

Une œuvre d’art, Harpo, là où tout se rejoint. Et à la voir ainsi, je reste étonnée de moi-même, légère, engourdie et humaine. Mes mains. Je les déroule devant moi en étirant mon bras au maximum. Strié et flétri à l’intérieur. Fresque épique d’une délicatesse qui imprime le corps à bras le monde jusqu’à se faire la peau.

L’aimer ce corps recomposé, presque miraculeux, qui n’aura que peu goûter au repos des jeunes filles en fleurs. Elle me voit faire, Harpo. Et un éclair de culpabilité me traverse parce qu’il faut être une sacrée pute perverse pour étaler le sentiment de devoir se brader quand j’avais réussi là où elle avait échoué. L’obésité, on l’avait partagé à la légion, au point d’ailleurs d’être confondues en une. Notre prof de terminal s’était senti un peu con quand m’appelant Harpo, je lui avais dit que pour un prof de philo, ne pas faire la différence entre deux grosses, relevait de l’incompétence. Aujourd’hui, nul ne pouvait imaginer que j’avais fait quarante kilos de plus, malgré les stigmates et la couture de mes seins.

Harpo avait goûté à toutes les interventions chirurgicales possibles, fait du yoyo son dada et de son corps un objet sexuel pour pervers en tous genre. A la fois sensuelle et technique, maternelle et lubrique, en quête de désir et d’anéantissement, elle s’était avilie par pureté, comprenant je crois, plus que quiconque les hommes. Et elle vous recevait à poil dans son salon parce qu’enfin elle avait réussi là où j’avais échoué. Parce qu’elle l’aimait son corps, exactement tel qu’il était.

– C’est la vie, ma belle… Me dit-elle. Et les hommes ne te verront jamais comme tu te vois… Et l’amour ne repose pas sur des complexes ou sur l’envie de voir l’espèce masculine prendre ses responsabilités…

– Et le sens de l’esthétisme ?…

– Tu sais ! Suffit que leur mère ait des cuisses gondolées pour qu’ils trouvent ça désespérément sublime ! Souviens-toi de Descartes et de son irrésistible attirance pour les filles qui louchaient !

Et le rire d’Harpo éclate encore.

– Mouais… Tout n’est qu’histoire de déterminisme et de concessions… De soi à soi et de soi à l’autre… Enonce-je, un peu blasée.

– Et bah pourquoi cette tête ? C’est formidable ! Selon Alain, le déterminisme est à la liberté ce que l’eau est au nageur… Tu comprends, ce n’est rien d’autre qu’un bassin de possibilités dans lequel tu choisis ta façon d’avancer… Pressée, en forme, des poissons à voir, un courant chaud à droite, t’as un peu froid, t’y vas au crawl. Tu croises Athéna au milieu du clapot, tu concèdes le crawl à la brasse pour faire un bout de nage avec elle… Terrible la concession ! Mortelle ! Le déterminisme n’a rien de réducteur, bon sang ! Il n’entame pas ta liberté, il crée simplement l’espace dans laquelle elle peut s’épanouir ! Descartes a eu tord de vouloir vaincre cette inclination… Le hasard lui avait offert en premier amour une fille louche … Et alors ? C’était un ingrat… Un flippé de l’illusion des affects ! T’as pas dépassé ça ? Il est où le problème ?

– La faute à Picasso… Comment peut-on être un artiste de génie et le plus grand des salopards dans sa vie personnelle ?

– Et bien peut-être justement parce que c’était un génie de la peinture et non des relations humaines… Qui s’appuie sur l’art pour devenir quelqu’un de meilleur ?

– Mais enfin tout le monde, non ?! Son but n’est-il pas une prise de conscience, un langage des sens qui permet de moins subir ? L’expression canalisée de l’homme, son miroir sorti du quotidien pour qu’enfin il s’imprime et se perde un peu moins ?! Merde ! Si l’art ne tend pas vers un certain art de vivre, alors… Alors… Il n’est plus que consommation ! Et pour les plus favorisés en plus ! Tous ces connards qui connaissent tout sur tout sans jamais rien reconnaître dans leurs tripes ! Sans jamais que l’art joue son putain de rôle ! Merde Harpo ! Merde ! Ils vont voir expos sur expos et continuent de brasser du vent en s’écoutant chanter, la rhétorique parfaitement calibrée ! Quel artiste crée pour ces esquimaux, à part Picasso qui s’en est foutu plein les poches ?!

Et la bouche d’Harpo se fend d’une satisfaction claironnante, tout en bourrant sa pipe.

– Et bah voilà, ma belle, la question de la responsabilité anti-sophiste réglée ! Seulement méfie-toi de ne pas tout confondre. L’art s’enrichie de l’art. Et la vie, dieu merci, s’en détache autant qu’elle s’y appuie… Je n’ai encore jamais croisé de Venus de Milo à la boulangerie…

Une odeur patriarcale envahie son salon, le cuir de mon fauteuil club. Et un silence de connivence s’installe, paisible, léger. C’est vrai qu’il y avait dans Eros, une justification de la valeur de soi quelque peu déroutante quand Agapè prémunissait contre l’aspect égoïste et utile de tout amour.

– Harpo… T’as déjà couché avec le gitan des mers ?

– Bien sûr ma belle ! Les hommes faciles, tout le monde couche avec !

– Qu’est-ce que t’appelles un homme facile ? M’insurge-je, soudain piquée de jalousie et de déception.

– Qui choisit toujours la facilité… Pourquoi ?

La bouche, les yeux, les mains d’Harpo absorbés par sa pipe se suspendent, pris d’un éclair de compréhension, et c’est tout son être qui se tourne vers moi d’effroi.

– Oh non ! Ne me dis pas que… Ce n’est qu’une brindille dans le vent ! Un concept de fuite ! Il a le cœur qui fait gling gling comme un hochet d’enfant !

– Oui bah au moins il l’assume ! On ne peut pas en dire autant des autres hommes !

– Il assume comme s’assume Dom Juan ! Il confond amour et excitation ! Couple et enterrement ! Il n’a que la faiblesse de ses désirs… Comment est-ce possible que tu…

Harpo se lève, ouvre une petite boîte située sur son étagère et en sort un pendule. Se retournant vers moi, elle m’indique le divan installé à côté de mon fauteuil club.

– Très chère… Il est temps de vous allonger, je crois…

Hypnotiseuse à ses heures, Harpo. Et à bien y réfléchir, je me demande si je ne sortais pas de chez elle le jour de l’orage.

Je m’allonge sans la moindre hésitation quand il lui avait fallu des heures d’argumentation la première fois, il y a quatre ans. Et tout en prenant place, je réalise que je ne vole plus depuis longtemps, que mes fantasmes de viol ont disparu, que l’hyper vigilante est devenue totalement à l’ouest et ma démarche, féline. Installée près de moi, sa main derrière ma nuque, l’autre balançant le pendule, sa voix opère le décompte et mes yeux se font lourds, lourds, lourds…

Je me retrouve à Fouras ou ce qui devrait l’être. Il fait nuit. Ma famille Cando est là, mon cousin, gitan fourasin dont le prénom est celui de mon père, porte là, celui du gitan des mers. Un lac. Un accident de scooter des mers. Mon cousin de gitan fourasin dans le coma. Sa sœur, fraîche et pétillante minette pleure sur l’irresponsabilité de son frère, cette manie qu’il a toujours eu de ne pas vouloir grandir, même à l’aube de la cinquantaine. Mourir comme on a vécu, dit-elle, léger, inconscient, son cœur accroché quelque part dans les jupes de sa mère. Joueur. Pendant ses lamentations, son frère m’apparaît comme un corps en transparence, la projection de son âme peut-être.

– Je ne suis pas encore mort… Dis-lui de ne pas baisser les bras… J’ai besoin qu’elle y croit…

Me retournant vers la famille en pleurs, je leur annonce la bonne nouvelle.

– Il est là ! Il veut changer, s’en sortir ! Ne le débranchez pas ! Il est là !

Tous me regardent, courroucés, à deux doigts de me foutre dehors. Pas de temps à perdre avec mes hallucinations délirantes. Que je me réveille enfin ! Que je cesse de planer ! Comme si son âme pouvait apparaître et vouloir changer ! Dans ma tête, seulement dans ma tête ! Et pourquoi m’apparaîtrait-il à moi ?

– Ne les écoute pas, je suis bien là ! Si tu refuses d’y croire alors, là, oui, je meurs…

Je reviens à moi dans le salon d’Harpo, un peu sonnée, rassurée que mon gitan de cousin ne soit pas vraiment mort. Harpo m’observe, avide.

– Alors ?

Je me soulève péniblement, mes yeux redevables de l’atmosphère fantastique du salon. La chandelle, les ombres, les livres, la nudité d’Harpo. J’ai soif, elle me tend la tasse de thé au jasmin tiède. J’en bois une gorgée.

– Alors… Je ne peux pas sauver mon père.