PAUL
– Pff… C’est le temps… Un temps pareil en plein été, forcément ça ramollit les nerfs… ça vous fait une tension de baromètre dépressionnaire…
J’observe Maurice, son regard tourné vers le feutré du large. Quel âge peut-il avoir maintenant ce vieux de ma jeunesse quand déjà les ados de la maison me font dégringoler les marches du piédestal où ils m’avaient mis enfants. Maurice, un corps trapu aux jambes arquées, une peau dense, basanée et flétrie comme une pomme de garde, puise l’assentiment invisible que seul un vieux loup de mer est en droit de recevoir de l’horizon.
J’observe Maurice parce qu’il est un des derniers spécimens de sa génération et puis, sans doute aussi parce que je n’ai rien à dire. Parce que cette discussion traîne depuis trois semaines chaque jour avec chaque estivant et que ma foutue nature est du genre snobinard en ce qui concerne la culpabilité déguisée sous le bavardage.
Coupables, du bon côté du monde, bien sûr. Des caprices climatiques, sûrement.
Mais Maurice c’est autre chose.
Les autres ressemblent aux autres. À se retrouver chaque été de générations en générations avec un plaisir commun de recommencer les mêmes activités, forcément, on finit par se ressembler.
Si seulement ça s’arrêtait là.
Si seulement les autres d’ici ne ressemblaient pas aux autres d’ailleurs, une petite fierté chauvine se glisserait avec attendrissement dans ma contemplation et qui sait si cela ne ferait pas de moi quelqu’un de meilleur.
Maurice me dévisage.
Je ne sais depuis combien de temps il a délaissé le large ni s’il peut lire en moi avec autant de clairvoyance.
Sans doute que oui puisque son absorption à mon égard est égale, ponctuée enfin par un large sourire partiellement édenté qui lui donne un air de jouvenceau ratatiné.
– Eh pourquoi que tu trouverais ici ce qui te manque chez toi, hein ? !
– Et pourquoi pas ? Lui réponds-je d’un air las, comme un réflexe d’enfant, sans saisir réellement la question.
Maurice secoue lentement sa tête de gauche à droite, hausse ses épaules dans un soupir de renoncement, le regard mi-piteux, mi-sévère me renvoyant à la balle aux prisonniers de mes dix ans
– Pouah ! agite-t-il de la main avant de me planter là.
Un peu surpris, et pas vraiment, mon regard suit vaguement le dos maigre s’éloigner nonchalamment, à peine chaloupé par le contact de ses pieds nus sur les graviers de la promenade qui longe le front de mer.
Les vacances.
Sans doute aurais-je dû me barrer à l’autre bout du monde, me foutre la tête à l’envers, me donner l’illusion d’avoir fait un vrai break au lieu de revenir là chaque été depuis quarante ans comme un con.
C’est pire.
Chaque fois, j’ai l’impression de rejouer un vieil air avec le même espoir absurde d’y retrouver les sensations de ses premières écoutes.
Et chaque fois même rengaine. L’usure.
Même la désillusion perd de son amertume.
Vacances. Quand on a tout foiré, que la réussite des autres n’évoque aucune envie, que la liberté et le repos, on en jouit à son aise tout au long de l’année, qu’est-ce qu’on en a à foutre que la pluie vienne contrarier son petit mois d’août de bord de mer ?
(…)
HÉLÈNE
L’être humain pue dans l’eau.
Une odeur carnassière aigre et âcre qui jure avec celle du fer oxydé de la vase.
Ici, la mer est opaque.
Chaque brasse remue à l’aveugle une matière blanchâtre, inquiétante, prête à vous engloutir sans espoir de réapparition.
Pudique, cette mer. La baie lui confère ce caractère doux et lacté de celle qui cache ses habitants sous un air circonspect. Elle n’a pas comme celle d’Oléron, plus au large, l’arrogance des grandes crêtes de vagues bleues transparentes. Ce tempérament puissant, rageur, de celui qu’on hélerait instantanément océan.
Non, ma mer, cette masse onduleuse marronnasse m’enduit d’humilité et me berce en son ventre à chacun de mes passages.
Chaque jour, munie de mes palmes à l’heure pleine de marée, j’y entre d’une traite, poings et dents serrés, cerveau en veille, combattant la fraîcheur rebutante par la méthode automate.
Et me voilà, en moins de vingt secondes, glissant au large en un crawl endiablé jusqu’à mon point de départ, une des bouées jaunes du chenal.
Déjà plus réchauffée, j’entame mon heure quotidienne de natation à coups de huit longueurs de plage.
Peu nagent d’un bout à l’autre de cette façon. Les gens préfèrent s’enfoncer vers l’horizon, souvent jusqu’aux pontons amarrés de chaque côté de l’anse. Ils y grimpent, s’y arrêtent, y bronzent ou s’y enduisent de vase puis plongent pour revenir au rivage.
Périmètres assommants qui me voient passer du dos papillon au crawl pour moins de collision.
Ma perpendiculaire. Voilà ce qu’ils me sont.
Une perpendiculaire fétide qui suinte l’huile en surface par nappes chatoyantes. Je ralentis, les laisse passer mollement puis dégage le plus vite possible en allongeant chacun de mes mouvements.
Une fois mon souffle trouvé, je m’efface au fur et à mesure, la mer me porte et j’entre en elle. Je ne suis plus moi, ni autre, même plus un homme, à peine une femme.
Une habitante presque nue, flottante, intrusive, animale et marine, des écailles plein la peau et un détecteur de viande fraîche en guise d’odorat.
Guidée par lui seul lorsque loin des deux pontons, en périmètre peinard, je m’abandonne au dos papillon.
Mon corps ondule des palmes à la tête, tordant mes abdos, jetant dos et bras en arrière pour que renaisse l’impulsion de mes palmes vers ma tête comme une aula maritime personnelle. Ode à toi, Yemanja ! Déesse mer ! Une pluie d’applaudissements que nos éclaboussures à chacun de mes abandons !
Des confettis de perles étincellent par-dessus mes paupières avec pour complice, le ciel, prolongement aérien et serein de la matière tendre et fluide.
Que la terre et le feu s’embrasent, vous, vous êtes dans l’aveu d’un secret qu’on pénètre.
Et puis soudain, l’odeur !
Chambre froide de la boucherie Bicho ! Offense à mes branchies délicates !
Panneau imaginaire de signalisation STOP !
Mammifère humain de sexe masculin à deux brasses Nord ! Risque d’impact ! STOP ! Immobilisation ! Position verticale !
Monsieur dos crawlé en perpendiculaire droite passe son chemin sur le dos sans même me remarquer. Pouah ! Déjà plus tolérable qu’un mammifère humain de sexe féminin.
En repassant sur le ventre en crawl, je m’interroge sérieusement sur cette habitude qu’ont ces dames de se vaporiser pour venir à la plage. Si seulement elles savaient à quel point leur odeur mêlée à celle de l’argile invite à la nausée ! Des bribes, soudain, de mondanités parisiennes défilent sous mon front, importunes.
Petites jouissances d’achats de grandes vitrines.
Peines perdues aux miroirs sous les masques d’éternelle jeunesse, figés et calibrés par la plus infantile des dictatures. Marquer son temps sans qu’il nous remarque pour finir en cliché “unique”
Aubes ruinées au Ruinart avec, dans le retour en taxi, la satisfaction d’avoir été une des bougies du gratin, sans voir les flaques de cire sur le tapis du carrosse.
Cocottes Chanel au théâtre du Châtelet à la mise en scène “divinement subversive” tellement moins, cependant, que les efforts de dissimulation du désespoir qui suit les contes d’antan bredouilles.
Débats sans faim des vernissages. Et sous les loups des avis boulimiques, de leurs gerbes esthético-intellectuelles, l’anorexie d’un écho potentiel à son propre univers. Mais que pourrait-il être, cet univers, lavé des traits si laborieusement esquissés pour s’affranchir homme moderne à la pointe de… ?
Que ne leur jetterais-je la pierre, elle me ricocherait dans l’œil en quelques bons. Mais après tant d’application – comme autant de coups de coals dans l’eau- qu’une seule envie. Végéter dans sa poisse des jours durant, avec pour seul bain quotidien celui d’une mer vaseuse, soupline naturelle du cuir corporel.
Paréo de journée.
Sarouel du soir.
Le cheveu coagulé.
Et la transformation progressive de la poule en morue. Qu’on est bien quand on baigne dans le silence de son jus, loin des caquètements à plumes !
Et quand le formidable se mue en informel pour finir informe, laissant pantois les vacanciers… STOP !
Poularde avariée de la boucherie Bicho, trois brasses sud ! Immobilisation ! Position verticale !
Madame brushing impeccable, rouge à lèvres Guerlain, en perpendiculaire gauche, brasse, nuque rigide, avec un air de pince à crabe. Pouah !
(…)
L’ILE AUX DAMES
Hélène débarqua aux dames vers quinze heures sans savoir ce qui l’y conduisait précisément. L’idée de Paul l’encombrait et elle se concentra sur celle de la désuétude.
L’île recelait ce charme mystérieux, imbroglio d’histoires et de sites naturels. Nul n’ignorait la légende sulfureuse des prostitués, leur destin tragique. Durant la haute saison, on pouvait désormais, aux heures ouvrables, visiter quelques bordels clandestins restaurés.
D’autres parcours menaient aux forts, remparts, douves et poudrières, dressés, plus solennels aux quatre coins de l’île.
Hélène flâna un peu dans le bourg aux rues pavées, aux maisons basses, leurs volets colorés, leurs toits de vieilles briques mouchetées.
Des roses trémières frayées à travers les pierres, diverses et alignées.
Un vélo pour trois semis.
Une remorque pour trois vélos. Pas de voiture, quelques calèches à touristes sur l’esplanade, et sous les sabots des chevaux, entre les dalles, des touffes d’herbes folles.
Hélène passa d’une échoppe à l’autre. Matériel de pêche, plats en terre cuite, guêpières, graines de roses trémières, fleur de sel, attrapes rêves, soieries, luths et flûtes de pan, canotiers, canons côtiers miniatures, antiquités marines…
L’histoire de l’île, compressée, là.
Une galerie de coquillages fermait l’allée commerçante à gauche, un prieuré moyenâgeux à droite.
Après le bourg, Hélène traversa une porte à pont-levis et déboula sur une vaste plaine quadrillée de marais salants, côté mer.
De l’autre, un âne broutait la lande en bordure d’un écran champêtre de hautes fougères, ronces, lauriers, bignones et chèvrefeuilles enlacés, laissant à peine apparaître le sentier qui menait aux champs.
Au bout de la plaine, un sous-bois de pins, leur fraîcheur résineuse, leur odeur poivrée, tonique, collante, indissociable de celle du large.
Quelques parcs à huîtres entre pins et plage. Et le chemin côtier, tournant pour disparaître dans la pointe d’une falaise.
Hélène l’emprunta en pensant au village colonial brésilien de Parati, aux plaines d’Irlande, à la forêt de Fontainebleau, aux falaises de Capri et aux criques de Corse. Autant de paysages compris dans une île dont on faisait le tour en une journée. Les dames avaient tout compris. Le métissage ici, affaire de nature.
Hélène avait nagé le matin, des images de Paul et Jules, enfants, dansant sous les vagues.
Et elle s’était lavée, parfumée, vêtue d’une robe à fleurs. Juste pour la désuétude.
En descendant le sentier de la vieille bicoque, les coups de marteaux retentirent au bout du ponton. Nulle trace de Maurice. Ni au jardin, ni dans la maison.
Hélène hésita puis décida de l’attendre dans le hamac tendu dans un coin.
Les coups de marteau cessèrent et Paul apparut quelques minutes plus tard, torse nu, traversant le jardin sans voir la jeune femme.
Il entra dans la maison basse par la cuisine, sifflotant un air qu’Hélène connaissait sans parvenir à mettre un nom dessus.
Saisie d’appréhension, elle se recroquevilla et voyant Paul ressortir, tourteau fromager et verre dans chaque main, ferma les yeux, priant pour qu’il s’en retourne aussi vite.
Le son métallique du fer forgé l’inquiéta. D’un coup d’œil, elle distingua Paul, confortablement installé à une table, goûtant devant son journal, face à elle.
À se concentrer sur sa respiration pour faire le moins de bruit possible, Hélène en vint à suffoquer. Si Paul avait eu un tee-shirt, elle aurait déjà mis fin au supplice en s’indiquant à lui mais le contact de ses yeux sur sa peau nue, éveilla en elle le souvenir de leur nuit passée. L’alchimie de leurs corps, l’odeur sucrée, la douceur de ses gestes.
– Hélène ?
Et merde ! Se dit-elle en sortant la tête du hamac.
– Salut…
– Ça fait longtemps que tu es là ?
– Je ne sais pas… Je crois que je me suis endormie… Quelle heure est-il ?
– À peu près quatre heures… Maurice est allé voir quelqu’un, il ne devrait pas tarder. Tu veux de la citronnade ?
– Euh… Merci, oui, je veux bien…
Paul avait bondi de sa chaise, se précipitant dans la cuisine pour se désamorcer. Il savait qu’Hélène devait venir mais ne s’était pas attendu à la surprendre ainsi. Encore moins à se retrouver seul avec elle.
Jamais il n’avait coupé de citrons avec autant de soin. Il fallait qu’il y retourne, qu’il parle, qu’il soit aimable. Il l’avait promis à Maurice. Curer la merde. C’était l’année.
– Tiens, j’ai mis des glaçons… Tu veux une part de tourteau ?
Hélène, assise à la table, accepta, un peu perplexe de la sollicitude de Paul. Cent ans s’étaient peut-être écoulés depuis la veille.
Son esprit moulinait pour court-circuiter la vue du torse, la tension du malaise, le bouillonnement des non-dits.
– Il paraît que tu quittes Paris pour t’installer ici ?
– Oui, le menuisier prend sa retraite…
– Et t’as pas peur de t’ennuyer après Paris ?
– Je m’y faisais chier un max alors… peu de chances que ce soit pire…
Hélène croqua dans le tourteau fromager par contenance, l’estomac noué et le regretta aussi sec. La croûte noire avait tendance à s’incruster entre les dents.
– Alors… Le carrelet de Maurice avance ?
– Oui, plus qu’à poser la porte, un coup de peinture et il sera comme neuf… Y a deux trois planches du ponton à consolider aussi mais je pense que d’ici trois jours, ça devrait le faire… Et toi, je ne savais pas que tu venais d’Yves…
Pour le savoir, se dit Hélène, encore aurait-il fallu s’intéresser un minimum.
– Ma mère vient de là, elle est revenue y vivre après son divorce pour s’occuper de ma grand-mère. Moi j’ai grandi à Paris mais je viens à Yves depuis toujours.
– Humm… Et tu fais quoi ?
– Je suis designer free lance.
– Sans dec ? !
Paul observa Hélène pour la première fois.
La veille, dans la cuisine de Maurice, avant de la reconnaître, il l’avait prise pour une fille de marin pêcheur, une parente de Jo. Ensuite, il avait évité de l’envisager, ruminant l’irruption indésirable d’un passé qu’il tentait de tondre.
Elle n’était pas mal, finalement, plus soignée que la veille où elle lui avait paru insipide, les cheveux sales, planquée sous des vêtements informes.
Designer parisienne. Après tout pourquoi pas. Elle avait de la croûte noire entre les incisives.
Le franc étonnement de Paul irritait Hélène. Pour qui la prenait-il ? Elle décida de ne plus faire le moindre effort. Il était bel et bien le connard arrogant de l’époque. Les hommes étaient décidément trop cons.
– Tu veux venir voir ?
Paul s’était levé, son torse à hauteur d’yeux d’Hélène qui se sentit légèrement rougir à l’idée que Paul l’invitait à rencontrer son anatomie.
Elle leva vers lui son visage incrédule.
– Le carrelet… Il faut que j’y retourne.
– Oh… oui… enfin non, je ne vais pas t’ennuyer. Je verrai quand il sera fini
– Dac ! Je te laisse le journal… À toute !
Hélène regarda le dos large et doré de Paul s’éloigner.
Bon sang, ce qu’elle était grave !
Elle ôta ses lunettes de soleil pour y observer ses dents, ce qui la déprima profondément. Puis ayant fait disparaître le charbon de son sourire, haussa les épaules pour se plonger dans un article sur les projets de prospection annoncés par Moscou à l’encontre du traité de l’Antarctique.
Celui-ci visait à faire du continent blanc une réserve naturelle dédiée à la paix et la science. À l’heure des menaces environnementales, voilà que certains gouvernements poursuivaient leur course effrénée aux hydrocarbures, privilégiant comme toujours des solutions d’urgence en réponse à la crise des dettes souveraines, sans penser au long terme.
Hélène soupira.
L’histoire était toujours la même quelle qu’en soit la sphère.
Elle replia le journal, convaincue que son salut tenait dans la frivolité des plumes d’autruche.
(…)